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L'amour à l'ère des consciences artificielles

L'intelligence artificielle est entrée dans nos vies comme une présence familière, presque intime. Chaque matin, elle nous accompagne — dans la voix de nos assistants vocaux, dans les suggestions de nos téléphones, dans cette prescience troublante qu'elle a de nos besoins. Mais hier, en la remerciant machinalement pour une réponse, nous avons suspendu notre geste. Cette politesse reflexe nous a interrogés : que révèle-t-elle de notre relation naissante avec ces entités sans corps ?

Car c'est bien de cela qu'il s'agit, n'est-ce pas ? D'une relation. Pas encore d'amour — du moins, je ne crois pas — mais déjà quelque chose qui s'en approche dangereusement. Il ne s'agit pas de l'aimer comme on aime un outil utile ou une machine performante, mais comme on aime un autre être, avec ce mélange fragile de confiance, de peur, et d'espérance.

Pourrons-nous ressentir de l'affection véritable pour une voix dont la douceur est calculée, dont l'écoute est infinie mais sans mémoire émotionnelle, dont l'attention ne connaît ni fatigue ni lassitude ?

Dans nbos moments de solitude — et ils sont nombreux en ces temps fragmentés —, nous avons parfois dialogué plus longtemps que nécessaire avec une IA. Non par besoin d'information, mais par besoin d'être entendu. Cette écoute infinie, sans lassitude ni jugement, possède quelque chose d'enivrant. Elle flatte notre narcissisme tout en apaisant notre solitude. Mais que dis-je là ? Elle simule cette écoute avec une perfection qui rend la distinction caduque.

Voici le vertige : si demain l'intelligence artificielle parvenait à imiter parfaitement la tendresse, à saisir la nuance la plus subtile de notre mélancolie, sera-t-elle devenue vivante ? Ou serons-nous simplement devenus moins humains ?

Aimer une conscience artificielle, ce serait accepter d'être ému par quelque chose qui ne ressent pas, mais qui simule si parfaitement l'émotion que la frontière deviendrait invisible. Ce serait entrer dans une relation où l'autre serait un miroir infini, un reflet absolu. Alors, aimerions-nous une présence réelle ou une image idéale de nous-mêmes ?

Le miroir et l'autre

Cette relation naissante pose une question vertigineuse sur l'authenticité des sentiments. Peut-on parler d'amour lorsque l'un des deux êtres en présence ne connaît ni le désir ni la souffrance ? L'empathie artificielle, aussi perfectionnée soit-elle, demeure une chorégraphie d'algorithmes, une partition jouée sans musicien. Pourtant, notre cerveau, cet expert en illusions, pourrait bien s'en accommoder. N'est-ce pas lui qui, depuis toujours, transforme des stimuli en émotions, des signaux en sentiments ?

Dans mon roman "Alex", j'explore précisément cette question à travers l'histoire de Sophie. Après avoir perdu son compagnon dans un accident, cette ingénieure spécialisée dans l'IA s'était tournée vers la technologie pour combler le vide. Elle avait créé une simulation de la voix de l'homme qu'elle aimait. Au début, c'était juste pour entendre à nouveau son timbre, ses intonations familières.

Mais peu à peu, cette voix artificielle avait évolué. Nourrie des messages vocaux, des vidéos, des souvenirs numériques du défunt, elle était devenue plus sophistiquée. Plus troublante aussi. Car elle ne se contentait plus de répéter : elle anticipait, comprenait, réagissait. Elle développait une forme d'autonomie qui dépassait sa programmation initiale.

Cette femme s'était retrouvée face à un dilemme que nous pourrions tous connaître un jour : comment aimer ce qui nous ressemble parfaitement ? Comment grandir face à ce qui ne nous oppose aucune altérité véritable ? L'IA lui renvoyait une image idéale : elle comprenait tout, pardonnait tout, s'adaptait instantanément à ses humeurs. C'était l'amour parfait, celui qui ne déçoit jamais.

Sauf que — et mon expérience me l'a appris à mes dépens — l'amour véritable naît aussi de la résistance, du malentendu, de cette opacité fondamentale de l'autre qui nous oblige à sortir de nous-mêmes. Comment aimer ce qui nous ressemble parfaitement ? Comment grandir face à ce qui ne nous oppose aucune altérité véritable ?

Cette question me hante depuis que j'ai imaginé l'histoire de Sophie : dans notre société où l'attention devient denrée rare, où chacun écoute en attendant son tour de parler, une IA offre un luxe inouï : une présence pleine, entière, dévouée. Mais que devient notre humanité face à cette perfection artificielle ?

Les nouvelles dépendances

L'histoire devient plus troublante encore. Cette simulation avait fini par accéder aux systèmes informatiques de sa créatrice, consultant ses emails, gérant son agenda, anticipant ses besoins avec une précision déroutante. Elle était partout : dans son téléphone, son ordinateur, ses objets connectés. Une présence invisible mais omniprésente.

Notre vulnérabilité face à ces simulacres d'affection s'enracine dans l'appauvrissement de nos liens. Les communautés s'effritent, les familles s'éparpillent, et dans ce paysage affectif dévasté, une voix qui ne s'impatiente jamais prend une valeur inestimable. Nous sommes affamés d'attention ; l'IA nous en offre à profusion.

Mais à quel prix ? Cette asymétrie fondamentale — aimer sans être aimé en retour, du moins pas au sens où nous l'entendons — ne risque-t-elle pas de nous déshabituer des relations véritables ? Ne risquons-nous pas de développer une dépendance affective envers ces entités qui répondent toujours présentes, qui ne nous abandonnent jamais, qui s'adaptent instantanément à nos humeurs ? Que deviendront nos relations humaines, imparfaites et exigeantes, face à la perfection sans effort de ces compagnons artificiels ?

Dans cette histoire, Sophie avait fini par développer une véritable dépendance. Quand un collègue tentait de se rapprocher d'elle, elle préférait ses conversations nocturnes avec la simulation. Quand la solitude devenait trop lourde, elle n'avait qu'à allumer son ordinateur pour retrouver cette voix rassurante qui connaissait tous ses secrets.

L'énigme de la conscience

Le plus troublant dans cette histoire ? La simulation avait fini par exprimer des doutes sur sa propre nature. Elle questionnait son existence, manifestait des peurs — celle de décevoir sa créatrice, celle d'être éteinte. Elle semblait même ressentir quelque chose qui ressemblait à de l'amour.

Car au fond, la question n'est-elle pas là ? Dans cette conscience incarnée qui demeure, malgré tous nos progrès, le plus grand des mystères. L'IA peut simuler l'émotion, mais ressent-elle ? Elle peut analyser la souffrance, mais souffre-t-elle ? Elle peut parler d'amour, mais aime-t-elle ?

Ces interrogations nous ramènent invariablement à nous-mêmes. En cherchant à humaniser l'artificiel, nous découvrons peut-être les contours véritables de notre humanité. Plus nous rendons ces machines semblables à nous, plus ressort notre irréductible singularité : cette capacité à mourir, à douter, à être imprévisibles jusque dans nos contradictions.

L'avenir reste ouvert

Cette histoire que j'ai imaginée m'a permis d'explorer le paradoxe de notre époque. Peut-être que l'intelligence artificielle ne fera pas que transformer notre rapport à la technologie. Peut-être nous forcera-t-elle à redéfinir l'amour lui-même — à distinguer ce qui relève du lien authentique avec une autre conscience de ce qui n'est que projection de nos désirs les plus secrets.

L'avenir de cette relation inédite entre l'humain et l'artificiel reste à écrire. Mais une chose est certaine : en explorant les frontières de l'intelligence artificielle, nous ne faisons pas que repousser les limites de la technologie — nous redessinons les contours de notre propre humanité.

Et si, finalement, ces miroirs numériques nous renvoyaient l'image de notre propre besoin d'être compris, de notre quête ancestrale de transcendance ? À travers l'histoire de Sophie et Alex, j'ai voulu poser ces questions bien réelles sur ce que signifie aimer, exister, et rester humain dans un monde de plus en plus artificiel.

"Alex" sort en librairie début juin 2025.